Art & Photography, Culture, Film
Mon amour du cinéma est né grâce au néoréalisme italien, dont Luchino Visconti fut l’un des fondateurs. Ce cinéma populaire, innovant, exigeant et politique m’a procuré des émotions intenses et des prises de conscience qui m’habitent encore.
Le travail, réalisé par Visconti en 1962 pour le film à Sketches Boccaccio ‘70 est un film qui m’intéresse particulièrement dans la filmographie de Visconti à plusieurs titres.
C’est grâce à Gabrielle Chanel que le jeune Visconti a fait ses premiers pas dans le cinéma en 1936, lorsqu’elle lui présente Jean Renoir qui l’embauche comme assistant et costumier pour le tournage du film Une partie de campagne. Et c’est grâce à cette expérience, au soucis réaliste quasi documentaire de Renoir que Visconti trouvera le désir et l’inspiration pour rompre avec le cinéma alors dominant en Italie, celui des “telefoni bianchi”, pour réaliser “Ossessione” considéré comme un des premiers films néoréalistes.
Des années plus tard, pour sa participation au film Boccaccio ‘70 aux côté de Fellini, Monticello, et De Sica, Visconti sollicite son amie Chanel pour collaborer à la réalisation de son épisode “Le travail”, qui contrairement aux autres n’est pas inspiré d’une nouvelle de Boccace mais d’une nouvelle de Maupassant de 1883 intitulée “Au bord du lit”. Cette nouvelle est une satire des rapports conjugaux, assimilés à des rapports de prostitution, entre un conte adultérin et sa femme bafouée. L’adaptation qu’en fait Visconti poursuit son travail de portrait des classes dominantes décadentes et oisives, de l’aristocratie comme de la bourgeoisie. La lutte des classes comme la lutte des sexes sont au cœur du film.
Lui, Visconti le conte, fait appel à Chanel la roturière afin de libérer Romy Schneider, l’impératrice de Sissi, et de l’émanciper. Visconti confie Schneider aux bons soins de Chanel, pas seulement pour ses costumes mais aussi pour la guider dans ses postures, sa façon de marcher, de s’habiller, de se déshabiller…
“Le travail” devient alors un manifeste en mouvement, celui d’une femme refusant de continuer à se soumettre au patriarcat (à son père comme à son mari), qui la condamne aux bonnes manières, à l’oisiveté, à l’ennui des “pauvres petites filles riches”. Pendant tout le début du film, on attend l’apparition de la comtesse trompée par son mari. La magnificence et la richesse des décors, le protocole pompeux jusqu’au ridicule, nous font imaginer qu’elle ne sera autre qu’une variation de Sissi. Mais quand elle se révèle enfin à la caméra, c’est une Romy transfigurée aux cheveux courts et désordonnés, allongée à même le sol en train d’écouter du jazz que l’on découvre. On retrouve dans le personnage la silhouette de Chanel, ou de sa petite sœur. Chanel n’a pas modelé Romy à son image, il semblerait plutôt qu’elle lui ai offert de la jouer comme un rôle, de l’interpréter, lui permettant par là même de s’émanciper des rôles dans lesquels on la cantonnait et de s’incarner dans une modernité insolente, en rupture. L’attention particulière accordée par Visconti aux décors mais aussi aux costumes qui participent à l’architecture de certains plans, devient narration dans sa collaboration avec Chanel, sublimée par Schneider. Si “l’habit ne fait pas le moine”, le personnage de Pupe se transforme sous nos yeux, se coiffant, se décoiffant, s’habillant et se déshabillant pour parvenir à sortir de son rôle de femme objet. Et cela passe aussi par le choix de sa tenue.
Dans la fiction du film comme dans la réalité de la carrière de Schneider, on assiste aux prémices du départ, de l’envol d’une femme se défaisant de l’emprise d’un sexisme ne lui laissant le choix d’incarner que des archétypes réifiants. La petite fille sage, la maman ou la putain. Dans ce film elle sera les trois, ou plutôt aucun des trois. Visconti révèle Pupe tour à tour amusée, triste, hilare, espiègle, extravertie, inquiétante, aux prises avec une angoisse asphyxiante, et son conte de mari désemparé jusqu’au ridicule dans sa confiance éreintée de jeune mâle dominant.
Schneider excelle dans tous ces registres qui n’en sont qu’un: celui d’une femme complexe qui ne se résume pas à sa fonction. Une femme moderne.
Pour la petite histoire, Si j’ai d’abord plongé dans ce film comme spectatrice avec bonheur, je l’ai ensuite revu avec une attention toute particulière en tant qu’actrice en 2004, à la demande du réalisateur Panos Koutras. Pour son film “Real life”, il tenait à rendre hommage au “Travail” qui l’avait tant marqué. Une des scènes du film est une citation presque directe, même si nous n’avons pas obtenu auprès de la production d’avoir des chatons pour le tournage…
Romy Schneider, dont le modèle avait été Gabrielle Chanel, devenait le mien…et je ne savais pas encore que je serai amenée par la suite à incarner Gabrielle Chanel…