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On Le soleil et l’éclipse, Françoise Dorléac

Virginie Mouzat looks into the under-appreciated magic of Francois Dorleac.
Francois Dorleac

Le jour où j’écris ce texte est celui du printemps. Le 21 mars. Ce jour-là naît Françoise Dorléac, en 1942. Dix-huit mois plus tard, elle devient la grande sœur de Catherine Deneuve qui voit le jour le 22 octobre 1943.

Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy sortent en mars 1967, je suis née un an auparavant en juin 66. Lorsque je découvre ce film, j’ai peut-être dix ou douze ans. Ensuite je le revois, je le recroise au hasard des chaînes de télévision, j’en regarde des morceaux, je chante par-dessus la bande-son de Michel Legrand. L’air de Maxence me tire des larmes. Et puis un jour tout de même, j’écoute attentivement les paroles : « Nous sommes deux sœurs jumelles nées sous le signe des Gémeaux…nous avons toutes les deux au creux des reins c’est fou, là un grain de beauté… »

Née sous le signe des Gémeaux, j’ai une sœur jumelle avec laquelle je partage de nombreux grains de beauté. Elle est châtain, je suis blonde. Elle est plus posée, je suis fofolle. Je me dis qu’il y en a des milliers comme nous mais ma fascination pour ce film, pour la sororité solaire des deux actrices et pour leur rôle a déjà scellé en moi le vœu de leur ressembler. Plus tard, on commence à me dire que j’ai un air de Catherine Deneuve. En fait, pas autant que j’aurais aimé mais les gens croient ce qui leur fait plaisir. Néanmoins on me le répète souvent. Je n’ai jamais voulu être actrice, tant mieux, cette vague ressemblance aurait été une catastrophe. Et puis je parle vite. Je n’imite personne. Mais ça peut s’apparenter au phraser de l’actrice et à celui de sa soeur, débitée en salves rapides, articulées, précises. Je prends sur moi pour ralentir. Car j’ai la manie d’aller vite. Je suis impatiente, pressée. Je n’aime pas qu’on me prenne en photo, qu’on me fixe alors je bouge, je danse, je marche sur les podiums et dans les showrooms lors de mes débuts de mannequin. Je ne m’aime pas mais je fais semblant. Je mime la gaîté alors que je dévisse dans des abysses de mélancolie. Je ne suis pas une fille naturelle, je trouve que le naturel n’a aucune vertus, je ne sais pas à quoi il sert. L’artifice me semble être le degré ultime de la civilisation alors je trafique, je masque, j’esquive. J’ai la hantise qu’on me voit démaquillée. Et puis je change de couleur de cheveu pour devenir brunette. Je rejoins les mannequins cabine de la maison Chloé où Karl Lagerfeld dessine les collections depuis 1964 outre celles de Chanel et de Fendi. Ce jour-là, –vers la deuxième moitié des années 80- Karl, qu’on a attendu des heures arrive enfin. Il faut immédiatement lui présenter les modèles. Pas le temps de trouver des chaussures, je marche devant lui pieds nus, je bouge, je ris, je tourne, priant pour qu’il ne remarque rien. Alors il dit en me regardant, « Mais c’est Françoise Dorléac cette fille ! Vous la connaissez, vous savez qui sait ? Vous lui ressemblez, c’est incroyable. C’est elle, c’est complètement elle ! Vous parlez comme elle, vous bougez comme elle !»

Quelque chose se fige en moi à cet instant.
Voilà, me dis-je, après une ressemblance avec la sœur vivante, l’endeuillée aveuglante de talent et de blondeur, on vient me certifier que je ressemble au fantôme de la disparue, cette soeur-comète brûlée vive à 25 ans lorsque sa voiture percute un pylône en béton sur une route de la côte d’azur, en chemin vers l’aéroport de Nice, le 26 juin 1967. Juin, ma saison, mon mois de naissance, celui des Gémeaux, celui des sœurs de Rochefort. Dorléac est si pressée qu’elle a quitté Macha Méril avec laquelle elle déjeune à Saint-Tropez quelques minutes plus tôt en un éclair car elle doit s’envoler pour Londres, assister à la première des Demoiselles de Rochefort. Lorsque Karl Lagerfeld jure que je ressemble à Dorléac, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui l’a croisée.
1964, l’année où Karl Lagerfeld commence chez Chloé, c’est aussi l’année où les deux sœurs présentent chacune un film différent au Festival de Cannes. Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (un autre gémeaux) dont Catherine Deneuve tient le rôle principal, La peau douce de François Truffaut écrit pour Françoise Dorléac. Le film de la cadette remporte la palme d’or, celui de Françoise est boudé par la critique. A partir de quel instant Dorléac redoute-t-elle de devenir la sœur de l’ombre ? C’est un accroc au tableau si parfait de ces fausses jumelles de cinéma. Pourtant en si peu de temps, l’héroïne de La peau douce enchaîne les films en France et à l’étranger. Dans le film documentaire Françoise Dorléac une promesse de Frédéric Zamochnikoff, le journaliste, écrivain et réalisateur Philippe Labro raconte comment, lorsqu’il réalise en 1964 4 fois D, avec Mireille Darc, Marie Dubois, Catherine Deneuve et Françoise Dorléac, il laisse « ses » actrices donner libre cours à leur imagination devant sa caméra. Dorléac danse, fait la folle, intrépide. Puis il lui demande de rentrer dans un café et de s’asseoir à une table. Tout simplement. C’est tout simplement un désastre. C’est une autre Françoise qu’on découvre –ou qui se dévoile enfin. Celle qui incarne la figure de la vivacité, de la gaité nerveuse, se mue en quelques minutes en un soleil noir, une éclipse, comme si tout s’éteignait en elle. Elle devient le chagrin même, assise au bistrot, son chien sur la banquette. C’est magnifique et inhabituel. François Truffaut pour son film avec elle, va demander à Dorléac de ralentir, va la forcer à rester dans le cadre, dans le champ. La demande de Labro provoque le même effet, une vulnérabilité condensée. Une fixité probablement insupportable pour Françoise.
Plus je me renseigne sur elle, plus je m’étonne. Sa folie du maquillage et sa hantise du naturel. Elle voulait devenir religieuse alors que je lis pendant des heures des vies de saintes et m’abîme en prière dans mon école catholique. Jusqu’au jour où ma propre sœur jumelle est fauchée dans un accident de voiture. Nous avons 26 ans. C’est très grave. Elle n’en meurt pas, il s’en faut de peu. Les comparaisons me hantent. Puis les compliments qu’on m’adresse sur ma ressemblance à Deneuve lorsque je redeviens blonde me font osciller entre la l’éclat de l’une et le calvaire de l’autre. La vivante ou la disparue. Étrange fusion-défusion. A quel moment au sein d’une fratrie la démission de l’un est-elle nécessaire pour que l’autre habite pleinement l’espace ? Elvis Presley était jumeau d’un frère mort-né. Alors que Montgomery Clift crève l’écran, son frère réalise des émissions de télévisions dans l’anonymat… La liste est longue.

Le documentaire de Zamochnikoff m’apprend que quelqu’un a fleuri pendant près de trente ans la tombe de Françoise Dorléac chaque année. La voix de Deneuve explique qu’il s’agit sans doute d’un homme que sa sœur aurait rencontré au Brésil lors du tournage du film de Philippe de Broca, L’homme de Rio, sorti en 1964 dont elle tient le rôle phare à l’égal de Jean-Paul Belmondo. Tout est dit. Son rayonnement posthume est plus long que sa carrière. Est-il son plus beau rôle ? Cette conclusion tragique est séduisante mais ce serait être injuste quant à la carrière éclair de l’actrice. Cependant cette inversion me fascine, son aura posthume aveugle. Le deuil si discret de Deneuve confère à jamais un rayonnement sombre et incandescent à la légende inachevée de sa sœur, Françoise qui, tel Icare, s’est éteinte d’avoir approché trop près le soleil.